lundi 16 mai 2011

Les calligrammes, Apollinaire, etc.

Portrait d'Apollinaire, peint par M. de Vlaminc
Et moi aussi je suis peintre – déclare Guillaume Apollinaire en 1918. C’est à la fin du XIXème siècle que les écrivains prennent conscience des effets purement visuels de la typographie. L’écrit ne sera plus au service de la parole, il deviendra image, création pure de l’esprit (Pierre Reverdy). Pour empêcher l’émotion de se dissoudre dans la monotonie d’une phrase ordinaire, les poètes mélangeront la syntaxe et la logique ; ils utiliseront le plus haut pouvoir du langage : montrer. La littérature sera de plus en plus sous le signe du jeu.

Si toutes les lettres ont d’abord été des signes, et tous les signes ont d’abord été des images (Victor Hugo), nous pouvons comprendre pourquoi, au fur et à mesure, la poésie avait besoin de se libérer et de se tourner vers sa source qui en premier lieu se regarde et se lit après. Ainsi le mariage des mots et de l’image, ou tout simplement un calligramme, s’est-il fait.

C’est Apollinaire qui employa le mot calligramme pour la première fois en 1918. Ce mot est formé par la construction de calligraphie et d’idéogramme et désigne un poème, ou un texte poétique dont la disposition typographique figure le thème et permet d’allier l’imagination visuelle à celle portée par des mots. Étymologiquement, ce mot-valise signifie „Belles Lettres“ dans la mesure où il reprend les mots grecs kallos („beauté“) et gamma („signe d’écriture“ ou „lettre“). Pour Apollinaire, il s’agissait donc d’écrire en beauté. Il avait d’abord songé à appeler ces poèmes idéogrammes lyriques parce que, dès sa jeunesse, il s’était intéressait aux caractères chinois, entre autres, comme exemples de synthèse entre le mot et le dessin (l’idéogramme : mot dessiné). Mais ici il s’agit des vers, des poèmes entiers. Apollinaire inscrit son écriture poétique dans une démarche contemporaine qui est en faveur d’un renouvellement formel constant : vers libre, création lexicale, syncrétisme mythologique. Chez lui, cet intérêt pour la qualité visuelle de texte fut stimulé par des relations avec les peintres célèbres tels qu’André Derain, le couple Delaunay et surtout Pablo Picasso. Ce qui l’unissait avec ce dernier par les liens d’une inséparable amitié, c’était le même désir de libération hors des frontières établies. (Paul Neuhuys)

Comme nous l’avons vu, Apollinaire est inventeur du mot calligramme ; il lui donne des postulats totalement nouveaux, même si les poèmes figurés existaient déjà avant lui. Ce procédé est probablement aussi vieux que l’écriture, puisqu’il remonte jusqu’à l’Antiquité, où nous trouvons les jeux poétiques imaginables : les acrostiches (qui font apparaitre un mot caché dans l’ordonnancement vertical des vers), les palindromes (qui peuvent se lire indifféremment de gauche à droite ou de droite à gauche), les lipogrammes (qui voient le poète s’interdire telle ou telle lettre) et les vers rhopaliques (dont les vers augmentent ou diminuent régulièrement). Les premiers calligrammes sont attribués au poète grec Simmias de Rhodes (IVème siècle avant J.-C), en représentant une Hache, un Œuf et deux Ailes, puis à son disciple Théocrite de Syracuse, ainsi qu’à Dosiadas, Bésantinos et Callimaque. Au Moyen Âge, nous trouvons les carmina figurata („vers figurés“ ou „poèmes figurés“) de l’abbé de Fulda. Au XVIème siècle Rabelais consacra un calligramme pour „la dive bouteille“ dans le Vème livre. L’âge baroque les usa à outrance, mais seulement quelques exemples de calligrammes ont été conservés, alors qu’ils étaient répandus. Il faut encore citer Laurence Sterne et surtout Pinard, qui a donné à deux de ses chansons bachiques les contours d’une bouteille ou d’un verre, pour le XVIIIème siècle, Mallarmé et son Coup de dés jamais n’abolira le hasard pour le XIXème siècle, de nombreux auteurs des mouvements en „–isme“ pour le XXème siècle (André Breton, René Char, Tristan Tzara), ainsi que les délires typographiques et la poésie expérimentale du cercle de Raymond Queneau et George Perec, ou encore les graphismes déferlants et les labyrinthes calligraphiques de Pierre Louÿs et Robert de Montesquiou. Aujourd’hui, nous pouvons aussi trouver des calligrammes numériques (où l’image du numérique rend possible le dépassement du cadre statique) et abstraits (où les mots forment l’équivalent d’une phrase grâce à l’ensemble composé des mots et du mouvement), ceux avec modèle physique (où l’objet naturel est simulé) et ceux à forme augmentée (où le poème oscille entre un texte narratif et des animations expressives). Dans leurs cas, le phénomène du calligramme a pris un sens très élargi du mot.

Le recueil poétique de Guillaume d’Apollinaire (pseudonyme de Wilhelm Apollinaris de Kostrowitzky), Calligrammes, est publié à Paris au Mercure de France en 1918. Ils sont une idéalisation de la poésie vers libriste et une précision typographique à l’époque où la typographie termine brillamment sa carrière, à l’aurore des moyens nouveaux de reproduction que sont le cinéma et le phonographe – dit-il dans la lettre adressé à l’un de ses amis. Les poèmes ont été écrits entre 1912 et 1917. Ils sont profondément marqués par la guerre. Le sous-titre (Poèmes de la paix et de la guerre) et la dédicace (À la mémoire de plus ancien de mes camarades René Dalize mort au Champ d’Honneur le 7 mai 1917) en témoignent. La guerre est à la fois „belle“, „charmante“ et „jolie“. Ce sont les adjectifs que nous rencontrons tout au long des Calligrammes. Mais, accompagnés d’une syntaxe particulière, ils en viennent à signifier le contraire de ce qu’ils semblent vouloir dire. Apollinaire voit la guerre avec une sensibilité et une philosophie complexes. Avec cette œuvre, il nous donne une synthèse entre passé et avenir, mort et renaissance, lyrisme et ironie.

Cœur, couronne et miroir
Le recueil contient six parties de longueur à peu près égale (Ondes, Étandards, Case d’Armons, Lueur des tirs, Obus couleur de lune, La tête étoilé). Même si toutes les pièces qui le composent ne sont pas des calligrammes, il se donne à voir tout autant qu’à lire. Certains calligrammes se trouvent sur une même page qui se présente alors comme une sorte de „paysage“. Quelque fois il arrive que les mots cèdent la place à d’autres matériaux tels que des signes musicaux ou des dessins. Le mot peut lui-même faire l’objet d’un traitement pictural. Plusieurs poèmes mêlent majuscules et minuscules et varient la dimension des lettres. Apollinaire change souvent la direction des lignes. Il fait dégringoler certaines ou monter d’autres au lieu de les conserver toutes horizontales. Les  relations entre les différentes parties des textes doivent être considérées simultanément à cause de leur figuration. Si elles étaient disposées les unes au-dessous des autres dans une typographie normale, ces relations changeraient. Par exemple, dans le poème Cœur couronne et miroir, la place du nom du poète au centre du miroir dessiné par la phrase en fait véritablement son portrait. En typographie normale, ce nom ne pourrait être compris que comme sa signature :

Dans ce miroir je suis enclos vivant et vrai comme on imagine les anges et non comme sont les reflets Guillaume Apollinaire

Il faut aussi souligner l’opposition entre le manuscrit et l’imprimé, qui joue un rôle analogue à celle entre l'écrit et le parlé. Le manuscrit est marqué par l’individualisation et la monumentalité, tandis que l’imprimé a la puissance formelle. Ainsi, certains poèmes semblent être issus d’une écriture quasi automatique et ce n’est pas un hasard si les surréalistes ont vu en Apollinaire une sorte de maître.

La grande innovation d’Apollinaire, ce sont surtout des figures multiples organisées dans des compositions unifiées. Ces rapports entre différents figures à l’intérieur d’un poème sont aussi expressifs que les mots qui les composent. C’est seulement après certain temps de réflexion que les différentes formes peuvent être distinguées et ajoutées dans le schéma qui s’impose. Comme le calligramme, le cubisme exige une participation active du spectateur. Comme le cubisme, le calligramme le récompense à la fin d’un moment précieux de conscience totale. (Willard Bohn) À côté de cette innovation véritablement révolutionnaire, il faut aussi accentuer l’esprit nouveau qui habite les calligrammes. Il est révélé par l’espace de l’imaginaire qui, avant Apollinaire, et surtout chez les symbolistes, avait été une construction abstraite et avait fait partie du grand ailleurs. Maintenant, il se présente comme une dimension organique du poème.

Pour faire l’analyse approfondie d’un calligramme d’Apollinaire, il faut commencer par des notions générales qui sont en dehors de lui, mais qui peuvent lui donner un cadre spécifique. L’analyse dans le sens étroit du mot contient l’observation attentive du dessin et de la composition de la page, puis la recherche des relations entre le titre et le poème. Il est recommandable de vérifier si le calligramme peut être disposé en typographie normale afin de voir si, en ce cas-là, il y a des relations qui changent et afin de trouver plus facilement des figures de styles et des rimes éventuelles. L’élaboration de la thématique est, bien sûr, d’une énorme importance. Elle n’exige pas seulement un travail sur des mots, mais aussi sur des dessins et sur des liens qui les unissent. Ensemble, ils donnent un sens complet au poème. Même si Apollinaire est un poète moderne qui s’est imposé comme le maître incontesté de toutes les avant-gardes, il faut tout de même voir si les liens avec la tradition existent. Ce processus est plus ou moins utilisable pour tous ses calligrammes.

Quand à l’expressivité visuelle s’ajoute toute l’expressivité de la parole, le calligramme, loin d’être un divertissement décoratif (comme peut-être était-il aux temps passés où on le composait en étant légèrement grisé de vin), il devient authentiquement une de ces formes poétiques dont Apollinaire disait qu’elles étaient capables d’exprimer les feux de joie des significations nouvelles. 

Jovana SLIJEPČEVIĆ 


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